1.3 L'architecture, un exemple de conception créative
La conception architecturale est un exemple concret et complet des notions générales que nous avons évoquées. Devant répondre à des contraintes de départ plus ou moins précises, les problèmes architecturaux sont des problèmes mal définis. Dès lors, l'architecte s'inscrit dans un processus de conception créative, manipulant de larges connaissances issues de domaines transversaux, aussi bien dans des domaines techniques (nombreuses et diverses techniques du bâtiment) qu'artistiques, historiques ou socio-culturels.En nous appuyant sur les ouvrages référence de Jean-Charles LEBAHAR [Lebahar1983] et de Daniel ESTEVEZ [Estevez2001] sur le sujet, ainsi que sur nos propres expériences et discussions avec des spécialistes du domaine1.3, nous présentons succinctement dans cette section les spécificités du processus de conception architecturale, en regard des notions plus générales que nous avons exposées précédemment. Nous nous attacherons surtout à y cerner la place du dessin et des systèmes informatiques.
1.3.1 La conception architecturale
Selon Jean-Charles LEBAHAR, [Lebahar1983], la conception architecturale fait apparaître trois grandes phases:- Le diagnostic architectural. C'est dans cette phase de la résolution du problème que l'architecte va le cerner et le définir en respect des contraintes de base. Il va alors prendre en compte les contraintes financières du client, la surface et topologie du terrain, les contraintes écologiques, juridique, les règles de conformité. Il va pour cela visiter les lieux, discuter avec son client mais aussi utiliser des documents liés à ces données: des photographies, des plans de géomètre, etc. Combinant le tout avec ses connaissances et savoirs propres, il est alors en phase d'exploration dont le résultat sera une première «base graphique de simulation», mélange de notes et de premiers dessins.
- La recherche de l'objet par simulation graphique. Dès lors, le concepteur va entamer ce que nous avions appelé la génération des solutions et leur évaluation, dans un processus incrémental et itératif. Et c'est le dessin qui va être le vecteur privilégié de cette démarche. Il va supporter la simulation, basée sur les transformations successives que va développer le raisonnement de l'architecte, jusqu'à une définition précise de solutions acceptables au problème. Dans cette situation, comme nous l'avions déjà évoqué en parlant de conversation entre le concepteur et son dessin, le dessin est plus qu'un support. Il représente, comme le souligne Jean-Charles LEBAHAR, «l'objet en création et la pensée qui le crée».
- L'établissement du modèle de construction. Cette phase est l'établissement des représentations graphiques précises, destinées à rendre claire la solution pour les constructeurs. C'est la «décision définitive concernant l'ensemble du projet» (plans, dessins précis et métrés, avec une échelle spécifiée, etc.).
1.3.2 Le dessin d'architecture
Afin de cerner les types de dessin d'architecture et leurs fonctions dans la durée d'un projet architectural, nous reprenons dans cette section les trois fonctions adoptées par Daniel ESTEVEZ: le dessin spéculatif, dessin descriptif et le dessin prescriptif [Estevez2001], qui spécialisent celles de Eugene FERGUSON que nous avions déjà évoquées dans le contexte général page .
Le dessin descriptif est le vecteur de communication de l'architecte. Il permet de montrer, mais aussi de voir «ce que ça donne». Le dessin prescriptif est celui qui va permettre la construction, la réalisation de l'édifice. Enfin, le dessin spéculatif est celui que nous avons le plus évoqué jusqu'à présent, le support principal de l'activité créative et conceptuelle. Il ne résulte toutefois pas de cette décomposition une séparation imperméable des fonctions du dessin dans le processus de conception architecturale. Ces fonctions, isolées par Daniel ESTEVEZ pour organiser son discours, s'imbriquent et s'influencent tout au long du processus. Il est d'ailleurs impossible de cloisonner chacune d'elles dans les trois phases décrites précédemment, même et surtout si le «bon sens» suggère une certaine distribution de ces fonctions du dessin au cours du temps1.4.
Toutefois, il s'avère qu'elles offrent une vision claire des différents objectifs du dessin d'architecture. Dans le contexte de nos travaux (offrir de nouveaux outils informatiques supportant la créativité dans la conception), elles vont permettre d'identifier les besoins en la matière mais surtout les apports possibles, en particulier dans les phases préliminaires de conception. Dans ce contexte, les fonctions descriptives et prescriptives du dessin ainsi que les techniques qui leurs sont associées, ne paraissent pas essentielles au premier abord. C'est assez trivial dans le cadre du dessin prescriptif, dont la nature précise et finalisée l'écarte à priori des phases préliminaires de conception. Il est par contre plus aisé de voir le dessin descriptif s'inscrire dans les premiers moments de la démarche créative, permettant ainsi une évaluation individuelle ou collective du résultat. Nous verrons pourtant l'importance relative que peuvent prendre ces deux fonctions dès le début de la conception, ainsi que l'importance que pourraient (ou plutôt devraient) leur donner des outils informatiques à ce niveau.
1.3.2.1 Le dessin descriptif
Le dessin descriptif va permettre à l'architecte de «rendre visible» l'objet qu'il crée. Il va par ce biais chercher à communiquer ses idées et leurs concepts aux autres acteurs du projet, mais tout particulièrement à son client. Dès lors, il doit garder une part d'indéfini et s'attacher à représenter une idée générale, dans l'optique de ne pas figer la vision de son commanditaire. Cela aurait l'effet de brider ses démarches exploratoires ultérieures si la conception n'est pas terminée, ou de provoquer un désaccord si les premières descriptions ont été considérées comme finales. Ce dessin descriptif utilise principalement la technique de la perspective afin de rapprocher le plus possible l'objet en création de sa future réalisation. Un point intéressant sur le dessin en perspective est que la technique proprement dite, basée sur la géométrie projective, ne concorde pas avec les propriétés du système perceptif humain. C'en est une simple réduction géométrique, écartant certaines notions essentielles de la perception: flou des contours lointains, incertitude des limites du champ visuel, appréciation des fuyantes.Dès lors, le dessinateur va devoir adapter son dessin afin de le rendre cohérent avec la vision réelle qu'il veut en donner. Cela passe par un choix précis de la disposition des objets et de la distance d'observation, mais surtout par de légères violations des règles géométriques de la perspective. Un exemple en est la correction quasi systématique des déformations latérales et des fuyantes verticales (l'on devine de telles corrections sur la figure 1.6).
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1.3.2.2 Le dessin prescriptif
Le dessin prescriptif va servir à la construction du bâtiment. Il va établir la communication finale entre les idées de l'architecte et les acteurs de la réalisation physique du projet: les dessins de construction, plans et nomenclatures. Plus qu'une simple transformation technique de ces précédents croquis, l'architecte va, à partir des solutions qu'il a établies et qu'il considère comme valables, poser un nouveau regard permettant la détection d'inconsistances [Lebahar1983]. Ce passage du conceptuel au constructible implique une grande clarté, supprimant les ambiguïtés. Les représentations figuratives obéissent alors à un code graphique précis et définis, associé à des nomenclatures, détails des matériaux, etc... C'en est fini de «l'espace des solutions» et de la «réversibilité des choix», l'une des solutions est choisie.1.3.2.3 Le dessin spéculatif
Un point très important est la propension qu'à le dessin à dialoguer avec son auteur. Outre le fait qu'il favorise l'émergence d'idées spontanées, support incontestable de l'expérimentation, sa disposition spatiale entraîne la perception des relations et inconsistances entre les concepts qu'il représente, point indispensable de la conception architecturale. En effet, la mise en relation successive, rapide et simultanée de contraintes et d'objectifs de sources différentes (structure, fonction, usage, ...) facilite la recherche de cohérence, menant à ce que Jean-Charles LEBAHAR appelle la «réduction d'incertitude» [Lebahar1983]. Finalement, le dessin dit spéculatif en architecture ne présente pas vraiment de caractéristiques spécifiques par rapport à celles que nous avions déjà évoquées dans le cadre général (voir la section 1.2.2). Il est par contre important d'observer plus avant les aspects techniques propres à ce domaine, du croquis au dessin en plans, coupes et élévations (le dessin géométral). Nous évoquerons aussi l'utilisation d'un support cher aux architectes: le calque.
Le croquis
Au vu de nos lectures, observations et discussions avec des architectes, si l'on devait n'utiliser qu'un seul mot pour caractériser le croquis d'architecture ce serait liberté. Le croquis à main levée, bien que souvent dans une vue perspective, n'obéit en effet à aucune règle graphique ou technique, visant avant tout la concision et la rapidité d'exécution. Il illustre une intention plus qu'une réalité ou qu'un but, afin de produire l'effet spéculatif sur son observateur (le dessinateur, dans la plupart des cas). Dès lors, toute considération de précision est écartée (mesures, échelle, ...) pour susciter l'exploration, la projection mentale (voir figure 1.7).
Le croquis est donc pour l'architecte «un moyen de simplifier la réalité pour illustrer une intention en allant à l'essentiel» [Estevez2001]. Il n'est pas juste de le qualifier de «photographie de la pensée», le terme de photographie impliquant trop de précision et d'exhaustivité. Le croquis suit la pensée de l'architecte, lui permet de sélectionner les traits qu'il va considérer comme importants et de les remettre en cause par leur observation. Nous employons d'ailleurs le mot traits dans deux sens: le trait de crayon, et le trait au sens de caractéristique. Les choix des caractéristiques importantes, les itérations dans l'espace des solutions se font par la sélection et la superposition des traits du dessin. Comme nous l'avons dit dans le cadre plus général du processus de conception, les traits accentués par repassage (avec ou sans calque) sont plus que de nouvelles versions, ce sont des révisions et combinaisons d'idées. Dès lors, l'on peut qualifier le croquis de prolongement de la pensée de l'architecte, sa concision étant liée à la nécessité de suivre la rapidité du raisonnement, son imprécision étant liée aux aspect flous de ce même raisonnement (représenter une intention, et ne fermer aucune porte).
Le croquis d'architecture se décompose en deux catégories:
- Le croquis d'analyse et d'observation, essentiellement voué à extraire le concept architectural qui a sous-tendu la conception d'un bâtiment construit ou au moins conçu.
- Le croquis d'étude, qui est l'esquisse de conception, celui dont nous discutons ici. Il diffère du croquis d'observation par sa démarche de simulation graphique, contrairement à la vision à posteriori du premier.
Le dessin géométral est un mode de dessin que l'on peut qualifier de plus technique, en deux dimensions, et qui consiste à fragmenter la représentation en coupes, plans et élévations. Le qualificatif de «technique» n'implique pas pour autant, dans les premières phases de conception, une notion de précision dans les mesures et l'échelle. Car, c'est un fait constaté par tous les observateurs de la tâche de conception architecturale, ce type de dessin est celui qui est utilisé majoritairement par les architectes. La perspective, ou autres représentations que l'on pourrait qualifier de réalistes (maquettes), n'interviennent que plus tard dans le projet.
L'utilisation de cette décomposition des dimensions soulève, selon Daniel ESTEVEZ, le « paradoxe du géométral». En effet, ces dessin fragmentent le projet, ce qui est à priori contraire à la démarche globale de la résolution du problème, et de plus ne semblent pas prendre en compte les aspects volumiques (deux dimensions). Il ressort surtout des études que présente l'auteur que c'est une décomposition de l'horizontal et du vertical, privilégiant le plan (là ou l'Homme évolue), et focalisant l'architecte sur les points d'intérêt, sans pour autant les déconnecter. Ces représentations ne négligent pas l'aspect tridimensionnel, mais rendent la figuration plus proche des images mentales du concepteur, habitué à les manipuler.
Le calque
Bien plus qu'un papier «semi-transparent» comme nous le connaissons pour recopier des dessins, le calque fut longtemps pour les architectes le papier à dessiner. Cette tendance à toutefois diminuée, mais les habitudes sont tenaces (sûrement parce-qu'elles ont fait leurs preuves) et les architectes utilisent toujours du papier calque, appelé calque d'étude, sous forme de rouleaux de petite dimension. Ce papier est surtout utilisé comme support pour réaliser des croquis rapides, à tous moments et endroits. Mais le calque sous cette forme est aussi utilisé pour effectuer des retouches ou différentes variantes sur un dessin, plan ou croquis, en déroulant une pièce du rouleau sur la première feuille.
Dès lors, il est à prendre en compte que l'architecte peut, en plus de la technique de dessin en elle-même, faire intervenir le support physique dans sa démarche. La propriété de transparence du calque permet de l'utiliser comme un support à des alternatives issues d'une même base de départ. Mais cette utilisation est rare en architecture. En effet, le calque est principalement utilisé pour assurer la conservation de solutions satisfaisantes tout au long du projet. Il fait alors office de mémoire, permettant de constituer des couches dans l'élaboration des solutions au problème. Lorsqu'une solution semble convenable, l'architecte la conserve et rajoute un calque par dessus pour continuer à travailler sur des parties encore insatisfaisantes ou tout simplement pour élaborer de nouvelles solutions. Le projet évolue, sans que les nouvelles solutions ne remplacent jamais vraiment les anciennes, ou toutefois en gardant une trace de leur évolution, leur mise en relation étant assurée par la transparence.
L'architecte Louis I. KAHN, avait associé le calque au fusain. Outre les apports « transparents» du calque, l'utilisation du fusain lui permettait d'estomper, quasiment effacer des traits de la main lorsque ceux-ci ne le satisfaisait pas. La conjonction fusain-calque fait alors qu'il reste une trace du trait sur le calque, mémoire du dessin (la figure 1.8, croquis de phase préliminaire de conception de Louis I. KAHN, montre à plusieurs endroit des corrections faites par le concepteur).
Finalement, il nous paraît clair que le dessin spéculatif, le dessin de la pensée (de l'analyse aux solutions), se caractérise avant tout par la liberté que prend l'architecte pour arriver à ses fin. Liberté qu'offre le croquis, de par sa simplicité d'emploi. Il est en effet courant d'observer un (ou plusieurs) concepteur(s) en train de griffonner sur un coin de table ou sur un sous-bock à bière1.5, comme le montre la figure 1.5 au début de cette section. Le croquis est accessible à tous moments et en tous lieux. Mais la notion de liberté se retrouve aussi dans les aspects techniques du dessin de conception de l'architecte. Il va utiliser toutes les représentations figuratives dont il dispose (croquis, en perspective ou plans, coupes, élévations, calques) pour supporter son processus de création mental, dégagé de beaucoup d'aspects techniques (Michel-Ange disait qu'«On ne dessine pas avec sa main; mais avec son cerveau.»). La figure 1.9 est une esquisse d'étude tirée de [Lebahar1983] qui illustre bien ce propos de mélange des techniques sur un même dessin.
Dès lors que nous avons vu les trois activités principales de la conception architecturale (diagnostique, simulation graphique et modèle de construction), ainsi que les différents types de représentations graphiques qui s'y entrecroisent (dessins spéculatif, descriptif et prescriptif), nous pouvons nous poser la question de la place que tient l'informatique dans ce processus.
1.3.3 La CAO et l'informatique en architecture
De par les capacités de calcul et de représentation qu'ils offrent, les outils numériques ont rapidement été perçus comme pouvant aider à la conception, en particulier en architecture: simulations, rendus graphiques, archivage, etc. Historiquement (nous en reparlerons au début du prochain chapitre), l'ordinateur a d'abord permis de produire des images, des sorties graphiques. Ces premiers systèmes datant des années 70 ne proposaient pas d'interfaces graphiques et de fonctionnalités temps réel comme nous les connaissons aujourd'hui. L'objectif principal était alors la spécification et la modélisation des outils mathématiques nécessaires à cette production de représentations graphiques. Puis progressivement, ces systèmes ont évolués vers l'interactivité en conservant l'existant, proposant une démarche centrée sur la représentation graphique sans vraiment présupposer des méthodes de travail des concepteurs (en particulier en architecture). Ces outils, dit de CAO (Conception Assistée par Ordinateur), sont à notre avis « passés à côté» en faisant de cette représentation graphique un but, alors que comme nous l'avons vu tout au long de ce chapitre, c'est un moyen, un outil.1.3.3.1 La place actuelle
La CAO tiens de nos jours une place importante dans la majorité des bureaux de conception architecturale. Place ouvrant même des possibilités inédites, selon l'architecte de renom Franck O. GEHRY: «The Guggenheim museum in Bilbao and the Walt Disney Concert Hall (in Los Angeles) could not exist today if we hadn't met Dassault, because there was no way to explore these kinds of shapes and make them economically feasible» [Day2004].Si l'on écarte toute considération de partenariat et de publicité pour la firme produisant le logiciel CATIA [Dassault Systemes2002 2004] utilisé par l'équipe de l'architecte, cette phrase situe tout à fait la situation actuelle de l'informatique dans le processus architectural: la vérification du matériellement possible. La modélisation 3D extrêmement précise qui a été produite à partir des concepts de l'architecte a permis de valider leur faisabilité (matérielle et économique), mais elle n'en n'a pas été le support. Nous ne renions en aucun cas cet apport. Mais force est de constater qu'il n'a pas aidé le concepteur dans sa démarche première, dans les premières étapes de la conception1.6. Il est toutefois évident que cette démarche d'utilisation de l'informatique fait partie du processus de conception, car il est probable que les premières simulations ont engendrées des retours en arrière, des modifications du projet. Mais pour le concepteur, nous sommes d'avis que «tout était déjà joué» au niveau conceptuel. Le constat est donc assez aisé à faire. Si l'on met en relation la CAO et le dessin de l'architecte, celle-ci n'intervient qu'à des niveaux descriptif et prescriptif, dans les phases avancées du projet. La CAO permet de produire des maquettes virtuelles, à des fins de présentation.
La CAO offre aussi la possibilité, par des modèles construits au fur et à mesure du projet, d'orienter des choix de conception ou de vérifier des contraintes qui n'ont pas encore été prises en compte dans les premières phases. Cela s'étend au niveau prescriptif par l'utilisation de logiciels spécialisés à l'architecture, permettant la correction automatique de plans, ainsi qu'une production aisée des dessins de construction, des prévisions de coûts, etc. (en fournissant des ensembles de symboles normalisés, en intégrant des bases de données de matériaux ou de fournitures spécifiques, par exemple). La figure 1.10 illustre ce propos.
La CAO est donc largement utilisée dans la conception architecturale (nous en voulons pour preuve la place croissante qu'elle prend dans les cursus des écoles d'architecture), mais n'est pas encore beaucoup plus qu'un support à l'ingénierie. Il est d'ailleurs amusant d'observer dans des magazines spécialisés en architecture, ou dans des discussions sur internet, les craintes qu'émettent nombre d'architectes ou d'étudiants de tous âges en regard de la place que prend la CAO dans leur domaine. Beaucoup semblent s'inquiéter d'une possible disparition du dessin classique au profit des technologies informatiques. Même si nous ne partageons pas ces craintes, étant convaincus au moins autant qu'eux de l'importance du dessin dans la conception créative, nous comprenons toutefois leurs inquiétudes, probablement la conséquence de leurs références en matière de logiciels. Car il serait en effet dramatique, même si c'est improbable, que les outils actuels de CAO deviennent les papiers/crayons de demain. Il est alors important de bien définir les apports envisageables par les futurs systèmes informatiques, en se focalisant sur leur insertion dans le processus de conception et leur adaptation au concepteur (plutôt que le contraire).
1.3.3.2 Les apports envisageables
Il est admis par la communauté de chercheurs travaillant sur ce sujet que la CAO, et plus
généralement les systèmes informatiques, peuvent être un atout évident dans les premières phases
d'un projet architectural. L'ordinateur pourrait devenir un partenaire performant dans l'analyse
d'un problème, et en particulier pour l'accès à la connaissance. Mais il ne doit toutefois pas
devenir un «filtre», fermant l'espace des possibilités du concepteur. Cette idée
d'accompagnement s'étend aussi à la génération de solutions. Mais encore une fois, il ne doit pas
non plus devenir le guide de la génération de ces solutions. C'est dans cette optique d'assistance
que se sont orientés les travaux dans le domaine des Systèmes à Base de Connaissances, dont
nous reparlerons plus en détail dans le chapitre suivant
[Gero et Maher1993,Flemming et Woodbury1995,Guena1997,Boucard2004].
Dans une même optique, les capacités de calcul des ordinateurs, associées à des modèles numériques
et des simulations sur les facteurs importants de la conception architecturale (éclairement,
acoustique, par exemple), peuvent être un atout supplémentaire dans les premières phases de la
conception architecturale. Bien que ces notions ne soient évidemment pas écartées par les
architectes, elles sont toutefois difficile à envisager précisément dans les toutes premières phases
du projet, nécessitant une représentation numérique déjà aboutie du projet. Pourtant, leur prise en
compte au plus tôt dans la conception peut être une source supplémentaire de créativité
[Leclercq et al.2004], ouvrant l'espace des solutions possibles et ajoutant des paramètres à son
évaluation.
Du point de vue des représentations graphiques, l'informatique peut aussi former une liaison entre le spéculatif et le descriptif, en permettant d'obtenir des visualisations avancées (en trois dimensions) dès les premiers croquis. L'architecte ne considère pas réellement l'aspect volumique dans les premières phases de conception, et de toute façon il fait preuve d'une maîtrise de cette dimension même à partir de ses croquis en deux dimensions [Lebahar1983,Estevez2001]. Toutefois, cette association permettrait peut-être d'intégrer l'enveloppe aux autres préoccupations plus fonctionnelles et conceptuelles du début de projet et d'intégrer les simulations dont nous parlions précédemment. Dans cette optique, notre préoccupation première n'est pas forcément de savoir si les architectes utiliseraient forcément et systématiquement de tels outils, et si ceux-ci seraient un apport indispensable pour tous. L'architecture n'en a pas eu besoin jusqu'alors. Notre démarche ne consiste pas non plus à imposer de nouvelles méthodes de conception, ce que l'informatique actuelle a plutôt tendance à faire. Notre propos est plutôt axé sur le fait que si l'on ne propose pas de telles possibilités, leurs éventuels apports ne pourront être explorés. Nous en revenons donc à l'insertion transparente de nouveaux outils dans la démarche de conception architecturale, de telle manière que l'architecte soit le seul à décider si il va les utiliser ou non.
De ces apports possibles de l'informatique dans les premières phases de la conception architecturale, il ressort surtout le besoin préalable de composer un modèle numérique, en deux ou trois dimensions, de l'objet en cours de création et d'établir un dialogue avec le concepteur (comme le dessin, d'ailleurs). En effet, bien qu'encore en constante évolution, les systèmes de représentation de la connaissance ou de simulation que nous avons évoqués, deviennent utilisables de nos jours. Le problème est leur insertion au plus tôt dans la résolution du problème, au moment où tous les paramètres des solutions envisageables n'ont pas été définis, lorsque l'architecte utilise encore des procédés figuratifs flous. La solution est à notre avis d'orienter le dialogue entre le concepteur et la machine dans la même voie que celui qui s'installe avec son dessin. Cela implique alors la prise en compte de cette activité dessin comme interaction avec le système, avec tout ce que cela suppose en terme d'interprétation (pour en tirer les informations utiles), mais aussi en terme d'adaptation à la tâche (techniques d'interaction, retours graphiques, visibilité du système): la saisie du modèle numérique doit s'effectuer de manière transparente lors des activités figuratives de l'architecte.
Au delà de la vision du système informatique de bureau d'étude, cet interfaçage par le dessin entre le concepteur et l'ordinateur revêt un aspect primordial dans le cadre de l'informatique nomade. La conception architecturale, comme tout autre activité créative d'ailleurs, est une activité de tous lieux et de tout moment, pouvant s'inspirer de situations ou d'endroits particuliers. Il est à notre avis encore plus difficile d'utiliser les outils de CAO actuels sur un banc ou dans le métro que dans un bureau. C'est pourquoi un tel paradigme d'interaction (le dessin), associé à un TabletPC, composerait un outil similaire au classique carnet de croquis de l'architecte, avec en plus la dimension ajoutée par la numérisation, l'analyse et l'interprétation des dessins. Cette notion peut même être poussée encore plus loin avec la notion de papier augmenté [Guimbretière2003].
En plus de ces considérations sur la démarche individuelle de conception qui font l'objet de nos travaux, il est aussi important de souligner les atouts indéniables que l'informatique peut fournir dans le cadre du travail collaboratif. La conception mets en jeu la participation de nombreux acteurs et faciliter leur collaboration est aussi un enjeu majeur de la recherche sur les processus de conception [Béguin et Darses1998] et en informatique [Candy et Edmonds2002,Mamykina et al.2002].
Enfin, des apports à ne pas écarter, même si ils ne relèvent pas non plus spécifiquement de notre domaine de recherche, concernent les aspects émergeants de la réalité virtuelle et de l'informatique enfouie (ubiquitous computing). L'architecture connaissait déjà le domaine de l'architecture éphémère [Monin2001], elle découvre depuis quelques années le domaine de l'architecture virtuelle où des projets architecturaux entièrement virtuels ne sont plus voués à la construction. Ainsi, la compétence des architectes s'applique à la création de lieux virtuels, de par leur maîtrise de l'espace, du fonctionnel, mais aussi de l'esthétique1.7.
À l'inverse, le projet architectural standard, voué à être construit, commence à intégrer l'informatique (notamment dans le cadre de l'informatique enfouie) dans son rapport à l'espace, aux bâtiments et à l'infrastructure. Ce ne sont pas que des décors ou des rajouts, cela fait partie intégrante du bâtiment et des concepts sous-jacents. Dans ces perspectives, architecture et informatique sont déjà intimement liées pour avancer vers une certaine rupture avec les conventions.
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