Patrimonialisation et crise des identités
PATRIMONIALISATION ET CRISE DES IDENTITES
Henri-Pierre JEUDY
Sociologue CNRS/IIAC, écrivain
On m’a demandé de traiter cette question de la patrimonialisation et de la crise des identités culturelles. Je pense d’emblée que c’est dans le cadre de la patrimonialisation que se pose et s’exacerbe la crise des identités culturelles, si l’on peut appeler cela une crise, car ce mot est utilisé dans des sens divergents et parfois confus.
Aujourd’hui, le rythme de la patrimonialisation, dans tous les pays du monde et pas seulement en France, s’emballe. Ce n’est pas seulement le problème de la gestion des patrimoines, mais c’est l’acte lui-même de patrimonialiser qui devient prépondérant dans bien des stratégies culturelles et encore une fois, pas seulement en France. Cet emballement suppose qu’on patrimonialise aussi par anticipation. On ne sait pas d’avance ce qui va se patrimonialiser, et l’emballement se caractérise par cette anticipation.
Or, il faut bien considérer que cette anticipation devient une mentalité collective. Ce n’est pas seulement un processus institutionnel, mais également un état de pensée partagé par tous, comme si au fond les cultures en général étaient destinées à être ou à se patrimonialiser. Par exemple, en France, il y a une trentaine d’années, les ethnologues de région étaient à l’affût de retrouver des signes identitaires dans les régions et ils employaient cette expression – qui peut aujourd’hui nous faire bondir – de "marquage identitaire". Elle pouvait être représenté soit par un territoire, soit par la relation à un territoire, soit par une ou des personnes. La question identitaire a toujours été, dès l’origine de l’emgouement des patrimoines en France ou ailleurs, au cœur de cette question du patrimoine.
Évidemment, on peut considérer que dans cet acharnement à patrimonialiser les grandes mégapoles, les villes résistent parce que les multiples territoires qui configurent une mégapole sont des territoires où les métissages culturels sont innombrables et parfois soumis à un rythme plutôt anthropophagique que de distinction identitaire. Comme si la ville elle-même par opposition à des territoires plus isolés, les territoires régionaux, dans sa capacité à développer des signes culturels – parce que la ville engendre en permanence des signes culturels –, mettait en état d’absorption réciproque les signes culturels qui se manifestent.
Il y a un certain temps, on employait le mot « syncrétisme culturel », aujourd’hui on emploie le mot « interculturel ». Je reviendrai sur cette question. Nous, on emploierait plutôt le mot « anthropophagique » que l’on emprunte à une tradition brésilienne anthropologique. Ce métissage des signes culturels menace aujourd’hui au contraire la revendication identitaire de la culture. Il s’oppose à cette revendication identitaire. Dans la manière dont il s’y oppose, on voit bien comment, par exemple, l’exotisme est devenu presqu’un politiquement pas correct.
Concernant ce que l’on considère d’une façon commune dans une ville comme nous étant étrange, surprenant, comme un ailleurs, et qu’autrefois on désignait comme exotique ; aujourd’hui, on le considère plutôt comme non acceptable sur un plan éthique et politique, ce qui peut paraître ridicule. On ne peut pas vivre l’expérience ou la rencontre de l’autre sans avoir cet arrière-fond de sensations ou de sentiments exotiques.
Pourquoi cet exotisme est-il devenu politiquement incorrect ? Encore une fois, ce sont les mégapoles qui créent ce climat intéressant de défis entre les cultures, parce qu’au fond, ce qui est mis en avant politiquement et socialement, c’est la fiction d’une sorte d’altérité moyenne. L’altérité vécue comme quelque chose qui nous met en péril nous-mêmes n’est pas de mise. On veut une altérité aujourd’hui qui est que l’autre nous ressemble quelque part, donc cette altérité moyenne finit par laisser supposer que l’intégration est la colonisation. Il y a tout de même une mise en négation au nom de l’éthique, de la politique et du social, de l’expérience de l’altérité elle-même, mais cette mise en négation est en terril dans une ville ou une mégapole.
Dans un premier temps, j’essaierai de considérer plutôt ce que l’on appellerait aujourd’hui une folklorisation abstraite des cultures. Nous ne somme plus à l’époque de la folklorisation où les spectacles folkloriques faisaient apparaître les identités des autres cultures. La folklorisation est devenue aussi un état mental qui apparaît très bien dans la constitution du musée du Quai Branly. Les signes culturels divergents qui provoquent cette altérité sont des signes qui sont de plus en plus collectionnés, mis en vitrine, spectacularisés. À ce titre, la plus parfaite réussite que l’on puisse avoir à Paris est le musée du Quai Branly qui affiche une certaine virginité ou un degré zéro de la culture.
C’est à partir de ce degré zéro que l’on peut repenser le rapport culturel comme étant neutralisé dans toutes ses violences et dans toutes ses formes expressives d’hostilité ou d’hospitalité. Je reviendrai sur cette question. Le musée des arts premiers devient le lieu consacré des émotions premières que doit provoquer le rapport à la naissance des civilisations. On est là dans une métaphysique de l’essentialisme culturel qui est encore loin de nous quitter.
C’est cet essentialisme culturel où les cultures sont saisies dans leur origine et dans leur virginité qui les lavent de tous les soupçons du colonialisme, de toute l’emprise du colonialisme, qui introduit une sorte de nouveau moralisme esthétique qui soutient aujourd’hui toute l’idéologie dans laquelle on vit du multiculturalisme. Au fond, c’est une folklorisation complètement abstraite qui est fondée sur une spectacularisation des cultures. La culture n’est acceptable que dans la mesure où elle est mise en spectacle ou dans la mesure où elle est reconnue comme différente avec son identité propre, mais sous un mode patrimonialisé et mémorialisé, donc sous un mode qui est celui de la mort. Le général Custer disait qu’un bon Indien est un Indien mort. C’est cela, c’est le passage à une sorte de muséographie des identités culturelles qui permet de maintenir un contrôle sur cette combinaison possible dans une ville ou dans un territoire des mêmes identités.
L’acceptabilité de la différence culturelle passe par la patrimonialisation et celle-ci garantit une identité culturelle sécurisée, protégée. Cela veut dire que le processus de patrimonialisation est un processus de prophylaxie des identités culturelles.
En même temps, ce qui se produit, c’est que les singularités propres aux cultures et aux signes culturels qui circulent par exemple dans une ville sont réduites à exprimer des signes identitaires, alors qu’elles ne sont pas destinées nécessairement à cela. L’identité ou le signe identitaire devient une finalité, alors que normalement le signe culturel en général n’est pas finalisé par son marquage identitaire. On lui attribue ce marquage identitaire au nom de la patrimonialisation. Ce que je dis peut être inacceptable, mais c’est tout de même conséquent.
D’autre part, dans le même sens de cette folklorisation des signes culturels, il y a depuis longtemps dans l’esprit de la patrimonialisation dans lequel on vit, toujours cette idée d’une authenticité originaire d’une culture. A la limite, le Quai Branly représenterait cette panoplie des authenticités originaires des cultures, mais existent-elles ? C’est peu probable. Bien des anthropologues, y compris Lévi-Strauss, ont montré que ce n’était pas du tout ainsi dans la mesure où justement les signes culturels au fil du temps ne cessent de rentrer en contamination. On a peut-être dans les signes culturels des irruptions identitaires, mais de toute façon, elles sont éphémères et quelque part improbables. Il y a une authenticité originaire qui est tout le temps en péril. Faut-il la défendre à tout prix ? Rien n’est moins sûr.
Dans une partie suivante, je vais parler de la souveraineté flottante des cultures. Je parle de souveraineté flottante, parce que je partirai du problème de la légitimation que l’on a. Il y a la question de la légitimité qui revient sans arrêt quand on parle de culture. Or, quel sens peut avoir cette légitimité aujourd’hui ?
À partir du moment où l’on revendique une souveraineté, elle est déjà très fragile, c’est-à-dire qu’elle ne s’affirme pas par elle-même. Il existe un jeu entre les cultures d’affirmation de souveraineté qui suppose l’absence de légitimation ou de légitimité. Or, la plupart des études faites par le Ministère de la Culture sont toujours orientées vers cette nécessité d’une légitimation de l’identité culturelle d’une culture, donc de sa souveraineté possible à travers le processus de légitimation.
Si l’on accepte le fait que l’on vit dans une hétérogénéité actuelle qui présente une hybridité des signes culturels, il peut y avoir au sein même de ce jeu d’hybridité pour quiconque, à quelque civilisation et quelque culture auquel on appartient, ce désir d’oublier son identité culturelle. Le vertige d’une ville est de provoquer ce désir d’oublier l’identité culturelle qui est la base d’une ouverture au monde.
Pour revenir à cette question de la souveraineté flottante, il faut voir que les rapports culturels, encore une fois plutôt dans une ville, dans une mégapole, sont tout de même articulés en phénomènes d’hostilité et d’hospitalité. On ne peut pas séparer les deux. Il y a un jeu complexe, ambivalent, entre l’hostilité et l’hospitalité. Beaucoup de philosophes ont travaillé sur cette question aujourd’hui, notamment René Scherer ou Tzvetan Todorov.
Ce rapport entre l’hostilité et l’hospitalité n’est pas résolvable par l’un ou l’autre. Dans l’hospitalité, il y a de l’hostilité et dans l’hostilité, il y a de l’hospitalité et les rapports humains et ceux que l’on désigne comme interculturels sont marqués par cette dynamique de l’hostilité et de l’hospitalité, d’où la pensée de certains philosophes dont René Scherer qui a repris cela des anthropologues brésiliens des années 1930. C’est de là que vient l’idée qu’il y a une anthropophagisation culturelle qui se passe particulièrement dans les mégapoles où au fond les structures sont destinées à se manger les unes les autres symboliquement.
Les concepts interculturels et multiculturels ne peuvent pas faire apparaître vraiment cela, parce qu’au fond, ce sont des concepts qui sont liés à des préoccupations de gestion culturelle. On utilise le mot « interculturel » ou « multiculturel » à partir du moment où l’on est dans un registre de la gestion des rapports culturels. On sait aujourd’hui que l’on passe notre temps à détruire les rapports sociaux pour mieux les gérer. C’est le problème, par exemple, des postes en France ou des services publics en général. On détruit les rapports sociaux pour mieux les gérer et pour instaurer de la médiation culturelle. On ne peut pas l’oublier, c’est tout de même le fondement de la médiation culturelle et de son origine. C’est la destruction des liens sociaux.
On a le même problème avec la question de l’interculturel et du multiculturel où il s’agit, dans un langage gestionnaire, de pouvoir développer une apologie de la médiation culturelle. On a là tout un vocabulaire conceptuel qui a une abstraction efficace. C’est un souci d’efficacité d’appliquer des pratiques et des règles. Ce qui est dommage, c’est que le discours des sociologues en général n’a plus d’écart avec les modes de gestion qui sont développés en matière sociale et culturelle. Au fond, les sociologues de l’interculturel finissent par légitimer, même s’ils sont parfois critiques, les modes de gestion sociale et culturelle. On aurait besoin de certains écarts aujourd’hui pour faire bouger un peu les choses.
Le dernier point porte sur la mondialisation des cultures. C’est ce que Jean Baudrillard a notamment appelé la « Disneyworldisation » de la culture. La mondialisation des cultures peut être dans un magasin un rayon sur les musiques du monde, mais on peut prendre tout à fait autre chose. On a mille exemples de cela. Par exemple, cela peut être sur une autoroute les pictogrammes annonçant une ville en France. C’est d’ailleurs désormais la même chose en Allemagne et un peu partout. Ce sont les pictogrammes annonçant une ville monumentale, patrimoniale, cité médiévale…
Plus on veut signifier la singularité d’une ville, par exemple, à travers la pictogrammation préalable à l’entrée d’une ville et plus il se trouve que cette singularité ressemble à la ville d’à côté. On a un processus d’uniformisation culturelle qui achève totalement toute manifestation ou irruption d’une singularité culturelle. La singularité culturelle ou ce que l’on peut désigner comme ce que nous croyons être une singularité culturelle bascule dans la stéréotypie universelle qui fait que tout se ressemble, tout est équivalent. Au fond, la mondialisation des cultures sur un plan pratique de la visualisation de cette mondialisation n’est peut-être pas la même chose sur un plan qui n’est pas celui de la visualisation.
Cela dit, on vit tout le temps dans la prédominance du visuel. Sur le plan de la visualisation, on arrive à une équivalence générale des signes culturels et l’on peut voir comment la question de l’identité culturelle devient complètement insensée. Cela ne veut plus rien dire. Le mot « identité » disparaît. Il est annulé par l’organisation visuelle de la présentation des différences. Où est la question de l’identité ? Elle devient un non-sens.
Aujourd’hui, des termes s’universalisent totalement pour montrer ce jeu d’équivalent des signes culturels. Par exemple, le terme japonais « kawaii » est utilisé de plus en plus dans tous les pays du monde pour signifier l’absence de contraire. Dès lors que l’on annule les contraires et qu’il n’y a plus de contradiction culturelle, il est évident que l’on est encore plus dans la neutralisation et l’équivalence des choses. Ce terme « kawaii » est appliqué aussi bien pour ce qui est mignon que pour ce qui est horrible, mais toujours avec cette arrière-pensée que c’est un apprivoisement de la culture. Ce qui me fait peur, je vais l’appeler « kawaii » et cela va devenir mignon. On n’est pas très loin des phénomènes d’acculturation que l’on étudiait il y a 30 ans. C’est un terme que l’on n’emploie plus du tout aujourd’hui. Aujourd’hui, l’acculturation est au service de la mondialisation des cultures. Ce n’est plus une acculturation qui se pratique au nom d’une quelconque colonisation, mais au nom d’une colonisation complètement abstraite qui est celle de la mondialisation des cultures. C’est important.
Pour terminer, je pense, concernant la chance des mégapoles, celle de vivre dans une grande ville. Je vis la moitié du temps à la campagne, mais je suis content de venir à Paris, à Tokyo ou à São Paulo, car je voyage beaucoup, et qu’il y a toujours des instants incongrus où émergent des signes culturels. Cette incongruité fait que s’il y a une anthropophagie des cultures, elle est heureuse. C’est une chance.
Sociologue CNRS/IIAC, écrivain
On m’a demandé de traiter cette question de la patrimonialisation et de la crise des identités culturelles. Je pense d’emblée que c’est dans le cadre de la patrimonialisation que se pose et s’exacerbe la crise des identités culturelles, si l’on peut appeler cela une crise, car ce mot est utilisé dans des sens divergents et parfois confus.
Aujourd’hui, le rythme de la patrimonialisation, dans tous les pays du monde et pas seulement en France, s’emballe. Ce n’est pas seulement le problème de la gestion des patrimoines, mais c’est l’acte lui-même de patrimonialiser qui devient prépondérant dans bien des stratégies culturelles et encore une fois, pas seulement en France. Cet emballement suppose qu’on patrimonialise aussi par anticipation. On ne sait pas d’avance ce qui va se patrimonialiser, et l’emballement se caractérise par cette anticipation.
Or, il faut bien considérer que cette anticipation devient une mentalité collective. Ce n’est pas seulement un processus institutionnel, mais également un état de pensée partagé par tous, comme si au fond les cultures en général étaient destinées à être ou à se patrimonialiser. Par exemple, en France, il y a une trentaine d’années, les ethnologues de région étaient à l’affût de retrouver des signes identitaires dans les régions et ils employaient cette expression – qui peut aujourd’hui nous faire bondir – de "marquage identitaire". Elle pouvait être représenté soit par un territoire, soit par la relation à un territoire, soit par une ou des personnes. La question identitaire a toujours été, dès l’origine de l’emgouement des patrimoines en France ou ailleurs, au cœur de cette question du patrimoine.
Évidemment, on peut considérer que dans cet acharnement à patrimonialiser les grandes mégapoles, les villes résistent parce que les multiples territoires qui configurent une mégapole sont des territoires où les métissages culturels sont innombrables et parfois soumis à un rythme plutôt anthropophagique que de distinction identitaire. Comme si la ville elle-même par opposition à des territoires plus isolés, les territoires régionaux, dans sa capacité à développer des signes culturels – parce que la ville engendre en permanence des signes culturels –, mettait en état d’absorption réciproque les signes culturels qui se manifestent.
Il y a un certain temps, on employait le mot « syncrétisme culturel », aujourd’hui on emploie le mot « interculturel ». Je reviendrai sur cette question. Nous, on emploierait plutôt le mot « anthropophagique » que l’on emprunte à une tradition brésilienne anthropologique. Ce métissage des signes culturels menace aujourd’hui au contraire la revendication identitaire de la culture. Il s’oppose à cette revendication identitaire. Dans la manière dont il s’y oppose, on voit bien comment, par exemple, l’exotisme est devenu presqu’un politiquement pas correct.
Concernant ce que l’on considère d’une façon commune dans une ville comme nous étant étrange, surprenant, comme un ailleurs, et qu’autrefois on désignait comme exotique ; aujourd’hui, on le considère plutôt comme non acceptable sur un plan éthique et politique, ce qui peut paraître ridicule. On ne peut pas vivre l’expérience ou la rencontre de l’autre sans avoir cet arrière-fond de sensations ou de sentiments exotiques.
Pourquoi cet exotisme est-il devenu politiquement incorrect ? Encore une fois, ce sont les mégapoles qui créent ce climat intéressant de défis entre les cultures, parce qu’au fond, ce qui est mis en avant politiquement et socialement, c’est la fiction d’une sorte d’altérité moyenne. L’altérité vécue comme quelque chose qui nous met en péril nous-mêmes n’est pas de mise. On veut une altérité aujourd’hui qui est que l’autre nous ressemble quelque part, donc cette altérité moyenne finit par laisser supposer que l’intégration est la colonisation. Il y a tout de même une mise en négation au nom de l’éthique, de la politique et du social, de l’expérience de l’altérité elle-même, mais cette mise en négation est en terril dans une ville ou une mégapole.
Dans un premier temps, j’essaierai de considérer plutôt ce que l’on appellerait aujourd’hui une folklorisation abstraite des cultures. Nous ne somme plus à l’époque de la folklorisation où les spectacles folkloriques faisaient apparaître les identités des autres cultures. La folklorisation est devenue aussi un état mental qui apparaît très bien dans la constitution du musée du Quai Branly. Les signes culturels divergents qui provoquent cette altérité sont des signes qui sont de plus en plus collectionnés, mis en vitrine, spectacularisés. À ce titre, la plus parfaite réussite que l’on puisse avoir à Paris est le musée du Quai Branly qui affiche une certaine virginité ou un degré zéro de la culture.
C’est à partir de ce degré zéro que l’on peut repenser le rapport culturel comme étant neutralisé dans toutes ses violences et dans toutes ses formes expressives d’hostilité ou d’hospitalité. Je reviendrai sur cette question. Le musée des arts premiers devient le lieu consacré des émotions premières que doit provoquer le rapport à la naissance des civilisations. On est là dans une métaphysique de l’essentialisme culturel qui est encore loin de nous quitter.
C’est cet essentialisme culturel où les cultures sont saisies dans leur origine et dans leur virginité qui les lavent de tous les soupçons du colonialisme, de toute l’emprise du colonialisme, qui introduit une sorte de nouveau moralisme esthétique qui soutient aujourd’hui toute l’idéologie dans laquelle on vit du multiculturalisme. Au fond, c’est une folklorisation complètement abstraite qui est fondée sur une spectacularisation des cultures. La culture n’est acceptable que dans la mesure où elle est mise en spectacle ou dans la mesure où elle est reconnue comme différente avec son identité propre, mais sous un mode patrimonialisé et mémorialisé, donc sous un mode qui est celui de la mort. Le général Custer disait qu’un bon Indien est un Indien mort. C’est cela, c’est le passage à une sorte de muséographie des identités culturelles qui permet de maintenir un contrôle sur cette combinaison possible dans une ville ou dans un territoire des mêmes identités.
L’acceptabilité de la différence culturelle passe par la patrimonialisation et celle-ci garantit une identité culturelle sécurisée, protégée. Cela veut dire que le processus de patrimonialisation est un processus de prophylaxie des identités culturelles.
En même temps, ce qui se produit, c’est que les singularités propres aux cultures et aux signes culturels qui circulent par exemple dans une ville sont réduites à exprimer des signes identitaires, alors qu’elles ne sont pas destinées nécessairement à cela. L’identité ou le signe identitaire devient une finalité, alors que normalement le signe culturel en général n’est pas finalisé par son marquage identitaire. On lui attribue ce marquage identitaire au nom de la patrimonialisation. Ce que je dis peut être inacceptable, mais c’est tout de même conséquent.
D’autre part, dans le même sens de cette folklorisation des signes culturels, il y a depuis longtemps dans l’esprit de la patrimonialisation dans lequel on vit, toujours cette idée d’une authenticité originaire d’une culture. A la limite, le Quai Branly représenterait cette panoplie des authenticités originaires des cultures, mais existent-elles ? C’est peu probable. Bien des anthropologues, y compris Lévi-Strauss, ont montré que ce n’était pas du tout ainsi dans la mesure où justement les signes culturels au fil du temps ne cessent de rentrer en contamination. On a peut-être dans les signes culturels des irruptions identitaires, mais de toute façon, elles sont éphémères et quelque part improbables. Il y a une authenticité originaire qui est tout le temps en péril. Faut-il la défendre à tout prix ? Rien n’est moins sûr.
Dans une partie suivante, je vais parler de la souveraineté flottante des cultures. Je parle de souveraineté flottante, parce que je partirai du problème de la légitimation que l’on a. Il y a la question de la légitimité qui revient sans arrêt quand on parle de culture. Or, quel sens peut avoir cette légitimité aujourd’hui ?
À partir du moment où l’on revendique une souveraineté, elle est déjà très fragile, c’est-à-dire qu’elle ne s’affirme pas par elle-même. Il existe un jeu entre les cultures d’affirmation de souveraineté qui suppose l’absence de légitimation ou de légitimité. Or, la plupart des études faites par le Ministère de la Culture sont toujours orientées vers cette nécessité d’une légitimation de l’identité culturelle d’une culture, donc de sa souveraineté possible à travers le processus de légitimation.
Si l’on accepte le fait que l’on vit dans une hétérogénéité actuelle qui présente une hybridité des signes culturels, il peut y avoir au sein même de ce jeu d’hybridité pour quiconque, à quelque civilisation et quelque culture auquel on appartient, ce désir d’oublier son identité culturelle. Le vertige d’une ville est de provoquer ce désir d’oublier l’identité culturelle qui est la base d’une ouverture au monde.
Pour revenir à cette question de la souveraineté flottante, il faut voir que les rapports culturels, encore une fois plutôt dans une ville, dans une mégapole, sont tout de même articulés en phénomènes d’hostilité et d’hospitalité. On ne peut pas séparer les deux. Il y a un jeu complexe, ambivalent, entre l’hostilité et l’hospitalité. Beaucoup de philosophes ont travaillé sur cette question aujourd’hui, notamment René Scherer ou Tzvetan Todorov.
Ce rapport entre l’hostilité et l’hospitalité n’est pas résolvable par l’un ou l’autre. Dans l’hospitalité, il y a de l’hostilité et dans l’hostilité, il y a de l’hospitalité et les rapports humains et ceux que l’on désigne comme interculturels sont marqués par cette dynamique de l’hostilité et de l’hospitalité, d’où la pensée de certains philosophes dont René Scherer qui a repris cela des anthropologues brésiliens des années 1930. C’est de là que vient l’idée qu’il y a une anthropophagisation culturelle qui se passe particulièrement dans les mégapoles où au fond les structures sont destinées à se manger les unes les autres symboliquement.
Les concepts interculturels et multiculturels ne peuvent pas faire apparaître vraiment cela, parce qu’au fond, ce sont des concepts qui sont liés à des préoccupations de gestion culturelle. On utilise le mot « interculturel » ou « multiculturel » à partir du moment où l’on est dans un registre de la gestion des rapports culturels. On sait aujourd’hui que l’on passe notre temps à détruire les rapports sociaux pour mieux les gérer. C’est le problème, par exemple, des postes en France ou des services publics en général. On détruit les rapports sociaux pour mieux les gérer et pour instaurer de la médiation culturelle. On ne peut pas l’oublier, c’est tout de même le fondement de la médiation culturelle et de son origine. C’est la destruction des liens sociaux.
On a le même problème avec la question de l’interculturel et du multiculturel où il s’agit, dans un langage gestionnaire, de pouvoir développer une apologie de la médiation culturelle. On a là tout un vocabulaire conceptuel qui a une abstraction efficace. C’est un souci d’efficacité d’appliquer des pratiques et des règles. Ce qui est dommage, c’est que le discours des sociologues en général n’a plus d’écart avec les modes de gestion qui sont développés en matière sociale et culturelle. Au fond, les sociologues de l’interculturel finissent par légitimer, même s’ils sont parfois critiques, les modes de gestion sociale et culturelle. On aurait besoin de certains écarts aujourd’hui pour faire bouger un peu les choses.
Le dernier point porte sur la mondialisation des cultures. C’est ce que Jean Baudrillard a notamment appelé la « Disneyworldisation » de la culture. La mondialisation des cultures peut être dans un magasin un rayon sur les musiques du monde, mais on peut prendre tout à fait autre chose. On a mille exemples de cela. Par exemple, cela peut être sur une autoroute les pictogrammes annonçant une ville en France. C’est d’ailleurs désormais la même chose en Allemagne et un peu partout. Ce sont les pictogrammes annonçant une ville monumentale, patrimoniale, cité médiévale…
Plus on veut signifier la singularité d’une ville, par exemple, à travers la pictogrammation préalable à l’entrée d’une ville et plus il se trouve que cette singularité ressemble à la ville d’à côté. On a un processus d’uniformisation culturelle qui achève totalement toute manifestation ou irruption d’une singularité culturelle. La singularité culturelle ou ce que l’on peut désigner comme ce que nous croyons être une singularité culturelle bascule dans la stéréotypie universelle qui fait que tout se ressemble, tout est équivalent. Au fond, la mondialisation des cultures sur un plan pratique de la visualisation de cette mondialisation n’est peut-être pas la même chose sur un plan qui n’est pas celui de la visualisation.
Cela dit, on vit tout le temps dans la prédominance du visuel. Sur le plan de la visualisation, on arrive à une équivalence générale des signes culturels et l’on peut voir comment la question de l’identité culturelle devient complètement insensée. Cela ne veut plus rien dire. Le mot « identité » disparaît. Il est annulé par l’organisation visuelle de la présentation des différences. Où est la question de l’identité ? Elle devient un non-sens.
Aujourd’hui, des termes s’universalisent totalement pour montrer ce jeu d’équivalent des signes culturels. Par exemple, le terme japonais « kawaii » est utilisé de plus en plus dans tous les pays du monde pour signifier l’absence de contraire. Dès lors que l’on annule les contraires et qu’il n’y a plus de contradiction culturelle, il est évident que l’on est encore plus dans la neutralisation et l’équivalence des choses. Ce terme « kawaii » est appliqué aussi bien pour ce qui est mignon que pour ce qui est horrible, mais toujours avec cette arrière-pensée que c’est un apprivoisement de la culture. Ce qui me fait peur, je vais l’appeler « kawaii » et cela va devenir mignon. On n’est pas très loin des phénomènes d’acculturation que l’on étudiait il y a 30 ans. C’est un terme que l’on n’emploie plus du tout aujourd’hui. Aujourd’hui, l’acculturation est au service de la mondialisation des cultures. Ce n’est plus une acculturation qui se pratique au nom d’une quelconque colonisation, mais au nom d’une colonisation complètement abstraite qui est celle de la mondialisation des cultures. C’est important.
Pour terminer, je pense, concernant la chance des mégapoles, celle de vivre dans une grande ville. Je vis la moitié du temps à la campagne, mais je suis content de venir à Paris, à Tokyo ou à São Paulo, car je voyage beaucoup, et qu’il y a toujours des instants incongrus où émergent des signes culturels. Cette incongruité fait que s’il y a une anthropophagie des cultures, elle est heureuse. C’est une chance.
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